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72. L'ÂNE, LA RUINE ET LES DEUX AMIS

Il est venu, malgré les risques, une route pas sûre

À cause de la fonte des neiges, des éboulements.

Hors de question cependant, de renier sa parole.

Il en avait vu d’autres. La guerre, les privations.

«Ce n’est pas aux vieux singes que l’on apprend

À faire la grimace!» aimait-il à répéter à ceux

Qui s’inquiétaient de sa témérité.

Les voilà donc tous les deux, assis sur le mur

Dans ce petit espace qui se présente à eux.

Ils regardent autour d’eux ; les herbes sèches

Les ronces, les fourrés denses, impénétrables.

Ils scrutent chaque détail de la crête, la falaise,

La forêt pour le bois, la pente, les éboulis.

Personne ne pensait que l’on pouvait vivre ici.

Mais il y avait la ruine. Et surtout, la source.

Deux mille litres par jour, même en plein été.

Ceux de la ville étaient venus mesurer le débit.

C’est grâce à ce filet d’eau qu’ils ont eu le permis.

Ils n’y croient pas encore. La prudence les retient.

Ils n’ont pas voulu faire la fête avant d’être assurés

Que l’endroit allait vraiment vouloir d’eux.

Ils pensent que oui, bien sûr, ils ont confiance.

Emile a pris l’âne. «Pour qu’il apprenne le chemin!»

Les mots étaient sortis, comme sur la défensive.

En réalité, la présence de cet animal le rassurait.

Son souffle derrière lui dans cette aube toute neuve,

Le martèlement des pas autres que les siens.

Ce n’était pas une affaire de solitude à chasser.

Mais plutôt le vertige d’entrer dans ce paysage

Dont ils allaient devenir les vivants témoins

À la suite de tous ceux qui avaient été là avant eux.

Alors, il tenait le licou, un peu gêné tout de même

De son manque de cran, face à son ami venu de si loin

Qui devait se dire, dans le silence de ses pensées

Que ce n’était pas le moment de flancher.

Ils ont hoché de la tête, se demandant qui des deux

Allait bouger et se mettre à parler en premier.

Ce fut Adrien. Il enleva son chapeau, joignit les mains

Comme pour prier et prononça ces simples mots:

«Chaque chose est là pour ce qu’elle vaut.

Il n’y a rien d’autre à comprendre pour l’instant»

A Philippe